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Devenirs de la psychanalyse ?

Une revue de psychosociologie a lancé un appel à contribution. L'intitulé provisoire de cet appel est "Devenirs de la psychanalyse". Il y a dans l'intitulé de cet appel quelque chose d'embarrassant. 

 

 

Peut-être à cause de l'effet de fixation qu'a sur l'envie d'une contribution cette substantivation. Poser la question de "ce que devient la psychanalyse" n'est pas s'interroger sur "les devenirs de la psychanalyse". Le verbe "devenir" indique un mouvement, une mutation, une projection dans l'avenir. Substantivé, ce "devenir" marque au contraire un arrêt qui en délimiterait l'avant et l'après, imposant une rupture dont on se demande si elle est vraiment nécessaire.

 

Le pluriel de ce substantif finit de nous rendre cet "après" étrangement inquiétant. Mais après tout peut-être en sommes-nous là. Peut-être sommes-nous arrivés à un rond-point qui nous propose plusieurs directions. Il suffirait en somme de connaître la destination pour savoir sur quelle route nous engager. Plus surement, ce pluriel évoque les extensions possibles de ce qu'on a pourtant toujours considéré comme un art unique, un savoir-faire réservé, et pour cause, à ceux qui s'y seraient eux-mêmes investis. Pour le dire autrement, la psychanalyse est l'art des seuls psychanalystes qui ont fait sur eux-mêmes une analyse.  

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Derrière cette intention de communication se trouvent les tenants d'une "psychanalyse des organisations". Et ça aussi, ça pose pas mal de questions.

 

Que la psychanalyse soit utilisée dans des exposés destinés aux étudiants en école de management et depuis quelques temps dans certains départements de Ressources Humaines a quelque chose de follement ironique puisque ces mêmes départements participent, par leurs pratiques sur les humains dont ils finissent par épuiser l'essentiel des ressources, au remplissage des salles d'attente des cabinets de "psy" qui devraient finalement se trouver ravis de l'aubaine s'ils n'y voyaient pas là le signe d'une perversité manifeste.

 

On comprend mieux la nécessité pour ces enseignants de pluraliser une activité qu'on croyait dédiée au sujet explorateur de son désir inconscient. 

 

Ce que nous dit cet enseignement d'un genre nouveau, c'est donc qu'il suffirait de savoir où l'on va pour savoir par où passer, et voilà que déjà nous y sommes, nous voici à l'endroit précis où la psychanalyse se sépare de l'ensemble des techniques thérapeutiques mises à disposition des individus en souffrance psychique. Savoir où l'on va, pour être sûr de ne pas se tromper de direction, ne pas risquer de se perdre en route, gagner du temps, c'est intellectuellement tentant parce que rassurant : A chaque symptôme son remède, à chaque syndrome sa thérapie, ne dit-on pas que le GPS-DSM n'existerait que pour nous aider à trouver le chemin par lequel sortir le patient de son impasse (soit, assez logiquement le même mais en sens inverse), et le thérapeute du sens giratoire qui pourrait bien finir par le rendre fou...

 

Pour caricatural et réducteur que soit le constat, on entend cette demande d'un genre nouveau qui relèverait d'une relation win/win, entendez gagnant/gagnant, chacun y trouvant son compte et s'en contentant. Il est vrai que les bons comptes font les bons amis seulement voilà : le psychanalyste n'est pas un ami. Et avec lui, pas question de faire l'économie des pensées qui ruinent moral et compromis.

 

Alors avant de savoir où nous allons, peut-être pourrions-nous commencer par constater où nous sommes.

 

Nous sommes à la marge. Volontairement à la marge puisque notre mission n'est pas la réalisation d'un service rendu au système économique et politique de notre temps. N'étant pas prestataires de services, nous en assumons toutes les conséquences : Nous ne sommes pas rémunérés à la tâche, pas gratifiés en échange d'un état qui renverrait l'individu exactement là où il était avant de s'apercevoir qu'il allait mal. Notre mission n'est pas d'intégrer harmonieusement le salarié à l'intérieur d'organisations efficientes, nous ne sommes de ce fait pas tenus de présenter des résultats, pas de courbes, pas de variables, pas de gestions de projets et pas de "reste à faire".

Au contraire, le psychanalyste fait avec ce qu'il reste : de raisonnement, de conscience, de fantasmes et de paroles résiduelles.

 

Nous évoluons en marge du système parce que c'est là et là seulement que peut s'exercer la singularité de l'individu qui vient nous confier son histoire. Le psychanalyste n'agit pas pour le bien du sujet, même s'il espère que par le travail réalisé le sujet ira mieux. Mais il n'en attend ni la guérison, ni la normalisation, pas plus la réparation, ce champ lexical appartient à la psychothérapie. Le psychanalyste, lui, ne veut rien, parce qu'il a analysé les ressorts de son acte sur autrui et compris que sa place était ailleurs.  

 

Dans le chapitre 6 des séminaires cliniques donnés au Brésil en 1975, Wilfred Ruprecht Bion va encore plus loin : "Echouer à guérir n'est pas un crime - même être un médecin incompétent n'est pas un crime. Ce qui est un crime, c'est d'être négligent ; ce qui peut être un motif d'action légale contre un médecin, c'est de ne pas essayer. En psychanalyse, il est de notre obligation d'essayer d'aider, nous ne pouvons être soumis à l'obligation d'aider. Nous pouvons essayer d'attirer l'attention du patient sur ce que nous pensons être la vérité ou un fait, mais nous ne pouvons envisager une obligation de réussite."

 

De son côté, Lacan, s'adressant à un "corps enseignant" dans un impromptu du 4 juin 1970 sur la question de la réforme universitaire et la Loi d'orientation, explique aux futures recrues : "j'aurais voulu vous désorienter. Vous êtes de vraies valeurs en ce sens que vous faites partie du mouvement, du mouvement numérique qui va soutenir le mode d'échange, le mode de marché que constitue la société capitaliste".

 

Lacan nous a appris l'existence de quatre discours permettant à l'analyste de se repérer : Discours du Maître, de l'universitaire, de l'hystérique, de l'analyste, auxquels il finira par ajouter celui du capitalisme, dont les divans reçoivent les effets par la parole de ceux qui viennent essayer d'y entendre quelque chose.

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Mais que comprend aujourd'hui l'individu auquel on explique en souriant que la psychanalyse ne veut ni son bien ni sa guérison ? Comprend-il que ce que la psychanalyse met gentiment en question, au-delà des notions de "bien" (que signifie "aller bien", pour lui ?) et de "guérison" (de quelle maladie dit-il souffrir exactement ?), c'est le "vouloir" d'un individu sur un autre dont il ne sait rien ? Comprend-il que c'est aussi une dichotomie asphyxiante pour le sujet que le psychanalyste refuse de traiter ? Lacan disait espérer "tirer de sa pratique un bienfait qui suffirait à en justifier l'existence". On tâche donc de bien faire. 

 

Alors quels peuvent être ces "devenirs" dans une société qui a placé malgré lui le salarié dans l'incapacité imaginaire de poser des limites là où il n'y en a plus et de s'affranchir de celles qu'impose le système qui le (qu'il) nourrit ? Quels sont les devenirs d'une pratique qui pourrait engager le consommateur sur le chemin d'une remise en question totale de son rapport au monde ?

 

A quoi reconnaît-on un psychanalyste aujourd'hui ? Sans doute au fait qu'il est entré en résistance. Et résister à la pression sociétale n'a peut-être jamais été aussi difficile. Alain Badiou a lancé un jour sur un plateau de télévision cette synthèse lapidaire : "La démocratie officielle est une anesthésie de la démocratie réelle". Où mieux que chez un analyste cette assertion peut-elle être discutée et travaillée par l'individu ? Cette question de l'anesthésie pose sur le divan le problème du réveil. Que trouve-t-on quand le produit a cessé d'agir, quel degré de douleur, quel état pour ce "corps enseignant" ? 

 

Parce qu'elle est inclassable et échappe à toute catégorisation, la psychanalyse est entrée dans l'ère du soupçon.

C'est de là qu'elle repart, et c'est de là qu'elle recommence à se faire entendre.

Les associations de patients ont ouvert le débat parfois, les hostilités souvent, nous devons entendre, comprendre, recevoir leurs arguments, reconnaître les échecs et expliquer.

 

Poser l'hypothèse des "devenirs" nous laisse tourner sur un rond-point sans DSM, sans grille d'évaluation, sans classification, sans formation diplomante faussement rassurante, bref sans aucun des GPS actuellement sur le... marché.

 

L'affirmation d'une multiplicité des devenirs de la psychanalyse ne relève-t-elle pas d'une imposture ? Il existe des offres de thérapies diversifiées, des techniques d'inspiration psychanalytique, parfois des usages déviants, souvent un peu d'opportunisme, mais la psychanalyse, exercée dans un cabinet, ne sait dessiner dans l'espace que des boucles et des spirales. On n'y trouve pas trace d'une courbe destinée à alimenter un éventuel "Long Range Plan".

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