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Georges Mounin/Jacques Lacan :

Stupeur et bégaiement

  

C'est à la lecture d'un vieil article de Georges Mounin intitulé "Sémiologie médicale et sémiologie linguistique" qu'a émergé l'idée de cette exploration. Sans aucun ménagement, le linguiste y épingle Merleau Ponty, Barthes, Foucault et Derrida, et dénonce chez ces esprits qu'il qualifie quand même de "riches et brillants", l' "académisme désuet, la dissertation littéraire et la fascination verbale". Mounin constate avec regret que la psychanalyse "n'a pas un langage scientifique, c'est-à-dire un vocabulaire stable en tant que clairement défini et la syntaxe française de tout le monde", et il qualifie de "sybillines" les formules d'un Lacan "intraduisible en anglais, car pour traduire, autrement que mot à mot, il faut comprendre".

 

   La traduction, on le sait, c'était LE sujet de Mounin à qui l'on doit cette définition : "la traduction consiste à produire dans la langue d'arrivée l'équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d'abord quant à la signification puis quant au style". La somme des attaques révèle, on le comprend ici, un aveu d'échec.

   Si cet homme s'était heurté dans les années 80 à l'impossible traduction de Lacan, il y avait lieu de se rassurer (d'autres avaient renoncé à comprendre les écrits et les dits du psychanalyste, on se trouvait méritant de continuer à s'y entêter)... Il y avait aussi lieu de s'inquiéter : comment allait-on sensibiliser les jeunes à cette prose alambiquée si lui aussi avait déclaré forfait ?

 

   Quelques haussements de sourcils viennent ici signaler que "Mounin, ça date" et que "c'est dépassé depuis longtemps". Peut-être. Mais c'est justement pour ça qu'on a décidé de repartir de là. On a choisi de reprendre à son compte le commentaire plein d'humour de Michel Arrivé : "... je voudrais (...) revenir à l'attitude du linguiste quand il lui arrive (par accident nécessairement) de lire Lacan. Attitudes faudrait-il dire. Car elles varient entre l'indignation bégayante d'un Mounin et la vénération de quelques autres."

 

   Dans les dernières minutes de la seconde video, Michel Arrivé explique que "Mounin n'a pas fait l'effort de comprendre Lacan".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On va tâcher de ne pas reproduire cette erreur, en essayant de comprendre justement ce qui provoque stupeur et bégaiement chez le linguiste. On peut commencer par écouter ce qui se dit ici : l'affirmation de Lacan selon laquelle "il n'y a pas de métalangage" est insupportable pour le linguiste. Pas sûr pourtant que Saussure ait été en contradiction avec cette assertion, comme le suggérait Michel Arrivé en 2015... 

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Tout cela nous permettra d'approcher des questions de fond, dont on constatera au fur et à mesure l'évolution. Les questions d'hier semblent toujours, et peut-être plus que jamais d'actualité, voilà qui justifie qu'on continue à s'en occuper. Et puis Mounin a aussi écrit un article intitulé "Néologismes et paralogismes" concernant les patients locuteurs patoisants. Or les tests pratiqués en 2005 par un jeune neuropsychologue parisien sur un senior de la vallée de Bethmale ayant conduit à une erreur de diagnostic pour les raisons étudiées dans cet article, on se sent obligé de remarquer que sur ces questions, il est encore d'actualité. On apprécie la simplicité de l'homme, sa rigueur, et ce rejet du snobisme moutonnier dont l'intelligentsia parisienne de ces années-là semblait ne pas pouvoir se défaire. Enfin, cette mise au point ironique adressée aux lecteurs de son ouvrage Avez-vous lu Char ? devrait résonner agréablement aux oreilles des psychanalystes formés à l'école de Lacan : « Pour écarter tout malentendu, je me hâte aussi de dire que si j'aime l'oeuvre de René Char, ce n'est pas parce qu'elle est difficile. » Bref, on continue à penser que chez Mounin comme chez d'autres, "tout n'est pas à jeter", constat qu'on s'amusera à recycler un peu plus loin. 

 

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Pour l'instant, l'idée est de prendre la question autrement en essayant de comprendre ce qui provoque cet effet de fascination à la réception justement. Comment cette rencontre avec le style de Lacan a-t-elle réussi à bousculer chez certains les certitudes qu'un Mounin n'était pas prêt à abandonner...

 

 

Lieux communs 

 

   

   Au commencement, donc, la parole transmise de Lacan... mais voilà que déjà ils butent, nos aspirants dissertateurs : parole transmise "de" et non "par" puisqu'on y accède par la transcription et les effets de ses aléas. Pour l'instant on se contentera d'un rappel : Cette parole transmise et désormais accessible à tous visait la formation des psychanalystes. Que l'abord en soit difficile, ça n'a donc rien de rebutant puisque ça s'adresse à un qu'on n'est pas forcément.

 

  Qu'on fasse juste l'effort de comprendre dans quelle nécessité se trouvait l'orateur : Il s'agissait de faire entendre, dans ce que proposaient les maîtres en psychiatrie d'alors, dans ce que la première génération des continuateurs de Freud s'était approprié, puis dans l'après-coup de ce que le traitement économique de la destruction massive des corps venait de révéler au sortir de la seconde guerre mondiale, il s'agissait, donc, de "faire entendre" la parole des patients psychotiques et de remettre le savoir en question. Avec autant d'humilité que d'obstination.

 

   Une fois posés ces raccourcis historiques, l'étudiant ne comprend toujours pas pourquoi il devrait s'obliger à l'être, aujourd'hui, rebuté, puisque la nécessité d'alors n'est plus la sienne.

 

   De fait, pourquoi s'obligerait-il ?

 

   On leur dirait bien que si les combats d'hier ne sont plus ceux d'aujourd'hui, ceux d'aujourd'hui nécessitent l'humilité et l'obstination d'hier. Car si comme le dit le docteur Erik Porge, on ne peut évoquer que DES psychothérapies quand on ne parle que de LA psychanalyse, son unité de filiation suffisant à en confirmer la singularité et à imposer sa présence dans nos institutions, on doit quand même avouer que la psychanalyse, à recouvrir un champ d'entreprises individuelles et collectives parfois contradictoires, prend le risque de compter dans ses rangs des psychanalystes qu'on peine à considérer d'une manière univoque. La question de leur formation, de leur nomination, la douloureuse question de leur légitimité nécessitent un examen que nous sommes tous prêts à accepter, à promouvoir même, mais pas selon les mêmes modalités. Qui, pour affirmer qu' "il y a du psychanalyste" ? Qui, pour évaluer la pratique qu'aucun diplôme ne peut ni ne doit sanctionner ? Qui, pour valider le talent de l'artisan dont aucun ouvrage ne vient matérialiser la pratique ? Enfin, les "quelques autres" dont s'autorise aussi l'analyste, qui pour garantir qu'ils sont à leur place dans un cartel de passe ?

 

   Alors on leur expliquerait bien à nos r'butés, qu'on a besoin d'eux pour alimenter les débats qui agitent les associations, besoin d'eux pour éviter l'enkystement qui menace certains partis-pris radicaux et par trop sectaires, pour sortir la psychanalyse de l'entre-soi qui en rétrécit les contours, et pour que continue à s'exercer ce qu'elle a de subversif, rigoureux, exigeant, lucide et efficient parce que débarrassé des effets de mode qui ont pu dans le passé en pervertir le message, mais voilà qu'ils baillent à s'en démonter la machoire... Cette conversation, on l'aura donc plus tard.

 

  On tente alors une autre approche : la lecture de Lacan peut les atteindre personnellement, au-delà de cet effet de formation. Lire Lacan peut être une expérience, une épreuve, un test. De paternité poétique. Il arrive qu'on s'y reconnaisse. Il arrive qu'on y soit reconnu, bref...

 

   ... à bien y réfléchir, il faut peut-être quand on est étudiant, oui dans doute faut-il commencer par lire les écrits de Lacan. Et prendre le temps d'écouter ses séminaires de temps en temps. Les écouter, c'est-à-dire être attentif à ce qu'ils disent.

 

 

Figure du style

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  L'écriture de Lacan est une composition élaborée à partir de figures qui participent d'un ensemble finalement homogène. C'est donc à une poétique qu'on se frotte dans les Ecrits et d'une autre façon dans les séminaires - poétique à la marge, et à sa manière. On a déjà évoqué Erik Porge, on va donc modestement chercher deux de ses articles : Lire, écrire, publier : le style de Lacan  et Lacan la poésie de l'inconscient .

 

   Au commencement était donc le style. Encore faut-il se mettre d'accord sur ce qu'on "entend" par là. Erik Porge le repère d'abord dans un ouvrage d'Antoine Compagnon, il est traditionnellement admis que le style se lit dans l'écart qui sépare ce qui est écrit par l'auteur de ce qui est reçu par le lecteur. C'est donc à la réception qu'il opèrerait. Antoine Compagnon écrit : "L'axiome du style est donc celui-ci : il y a plusieurs manières de dire la même chose, des manières que le style distingue. Ainsi le style, au sens d'ornement et d'écart, présuppose-t-il la synonymie." On pense immédiatement aux quatre-vingt-dix-neuf exercices auxquels s'est livré Raymond Queneau pour décrire une même situation selon des procédés différents.

 

   Pourtant, ce que démontrent aussi ces Exercices de style, c'est que les registres, le choix lexical ou grammatical, la syntaxe apportent des indices qui peuvent modifier si ce n'est la compréhension d'une même situation, en tous cas la lecture qui en est faite par celui qui la rapporte. Or, peut-on considérer que ces procédés d'écriture sont sans effet sur l'énoncé ? Quand pour décrire un homme dans un autobus il évoque tour à tour "un jeune homme qui n'avait pas l'air très intelligent" ou un "jeune homme décharné porteur d'un chapeau ridicule", Queneau nous livre de manière volontairement caricaturale la fonction essentielle des figures de style qui n'est pas qu'ornementale. On doute alors qu'il soit possible de passer du pareil au même en littérature. Car si le style en dit plus long sur le conteur que sur la situation, on doit quand même constater que le choix du style modifie la représentation que le réceptionnaire se fait de l'histoire. Pascal Quignard défend cette position quand il écrit "il faut que je comprenne et pour comprendre il me faut tout remâcher, tout retraduire, redigérer, remétamorphoser, réexprimer". La répétition a une fonction digestive affirmée, et écrire autrement la même chose revient précisément à dire autre chose. Pour lui, le style ne peut pas être le support esthétique d'une répétition.

 

   A considérer ainsi la question, on finit par tourner en rond. C'est pour nous éviter un tel écueil qu'Erik Porge nous invite à sortir du dualisme qui oppose plusieurs "dits" pour un objet (Queneau) à plusieurs "dits" pour plusieurs objets (Quignard) en sortant du chemin tracé par la tradition. C'est le pas de côté qui assure l'effet d'un pas-de-sens, et c'est par la modalisation autonymique qu'il nous fait entendre l'ambiguïté de la proposition, ce "pas" de côté marquant la présence un jour, quelque part, d'un dit qui semble aujourd'hui restitué par un "pas" dans la profondeur du sens.

 

   Buffon en son temps avait déjà émis l''avis suivant : "Le style doit graver des pensées, certains écrivains ne savent que tracer des paroles". De là sa célèbre devise : "Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même". Pour Buffon, le style et l'auteur ne font qu'un, la force d'une écriture tenant dans la puissance de la plume. La métaphore insiste sur l'épaisseur de la pensée à l'intérieur de laquelle l'écrit doit imposer sa marque.

 

   En 1958, dans l'article Jeunesse de Gide, Lacan écrivait : "Ce qui se confirme de l'étonnante égalité dans ce long ouvrage, des qualités où nous venons de nous arrêter, et nous conforte à modifier à notre gré l'aphorisme buffonesque pour l'énoncer : le style, c'est l'objet".

 

   Huit ans plus tard, Lacan repart de la source en ouvrant ainsi les Ecrits : "Le style c'est l'homme, en rallierons-nous la formule à seulement la rallonger : l'homme à qui on s'adresse". On apprécie la manoeuvre puisqu'en prétendant "seulement" rallonger la formule, il réalise une torsion sémantique qui renverse littéralement le sens donné par Buffon. Alors que chez ce dernier le style était le reflet à l'identique de l'auteur, chez Lacan le style est le reflet du réceptionnaire - lecteur ou auditeur - lire et entendre participant dans ce cas d'un même exercice au lieu de l'Autre. Ce reflet, c'est donc, convenons-en, celui du lieu occupé par l'analyste lui-même occupé à "faire régner l'objet a" ou encore à "fournir l'objet a".

 

   Erik Porge le souligne, c'est à l'endroit du désir que le style peut se repérer. Citant Lacan : "Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien". Il sera dit ailleurs : "le savoir vaut juste autant qu'il coûte, beaucoût, de ce qu'il faille y mettre de sa peau". Une peau éthique qui ne ferait donc pas semblant...

 

   On saisit là l'intention du "dit" de Lacan dans la position de l'analysant qu'il ne cesse pas d'être, et de ça aussi il fait être convaincu pour comprendre comment procède sa transmission. La torsion opérée doit se lire comme une inversion par rapport à la proposition d'Antoine Compagnon : pour Lacan, il n'est plus question d'esthétiser l'acte de parole par une variation sur un thème, mais d'avoir une démarche utilitaire et de choisir parmi les procédés littéraires celui qui viendra assurer le passage entre les sens. On voit ainsi défiler l'amalgame syntagmatique, l'allographe, l'annomination - on n'est qu'à la lettre "a" du Gradus de Dupriez, c'est dire la place qu'ils ont occupé dans la rhétorique du tribun - à seule fin de faire entendre ce qui se joue entre savoir et vérité. Le style, pour Lacan, serait ce que l'adresse induit de vérité dans sa course au savoir.

 

 

 

   De son côté, Mounin l'annonce dans son article Description linguistique et description psychiatrique du langage : "(...) peu de chercheurs sont d'accord pour définir de manière univoque ce qu'est un fait stylistique". Il avait juste avant douté de la possibilité d'appréhender la stylistique scientifiquement. On ne s'y risquera pas, on tâchera même d'avoir recours à la métaphore, pratique qu'il a tant reprochée à Lacan.

 

   L'ambiguïté phonétique nous permet de saisir en quoi le style agit dans la parole de Lacan, et la notion d'élection souvent sous-tendue dans ses séminaires trouve ici la possibilité d'un déploiement. Elle nous permet d'approcher la singularité du psychanalyste tout en le débarrassant d'une mystification qui donne parfois lieu à des incompréhensions.

 

   La rencontre entre un "dit" et une ambiguïté phonétique met l'auditeur en position d'électeur, c'est-à-dire qu'il y est invité à opérer un choix, le lecteur - auditeur - exerçant la fonction d'électeur d'un texte en train de se dire. Pour le dire autrement, à l'écoute d'un segment recouvrant une pluralité sémantique qui pose problème, l'auditeur choisit mentalement une lecture possible qui lui ouvre la porte du sens à donner, ceci selon des modalités que la linguistique nous enseigne. S'il doit analyser tel constat relatif à la lecture d'un article de Mounin, disons : "tounèpazachté" (dans un souci de compréhension générale on abandonne l'Alphabet Phonétique International pour se risquer à une transcription la moins signifiante possible), l'apprenti linguiste devra s'interroger sur les transcriptions "tout n'est pas à jeter" et "tout n'est pas acheté" en opérant des rapprochements phonologiques et morphologiques. Il procèdera par essais-erreurs jusqu'à proposer une transcription satisfaisante en tenant compte d'éléments contextuels liés à l'étude synchronique (ce qui se dit dans le segment) et à l'observation diachronique (ce qui peut se dire dans le temps historique où est prononcé ce segment). L'ambiguïté est donc traitée comme un événement de la parole à partir de ce que la langue permet de produire, événement dont le métalangage peut rendre compte.

 

   La linguistique ne cherche pas le vrai, et toute notion d'intentionnalité lui est étrangère. L'idée qu'une vérité puisse venir se saisir de l'occasion dans la bouche d'un locuteur est aussitôt poussée dans l'angle mort du linguiste qui se doit de ne pas la considérer pour avancer dans ses travaux. Pour Lacan, au contraire, l'occasion fait le larron, et c'est parce qu'une vérité est sur le point de le dépasser que le psychanalyste doit garder un oeil sur son rétroviseur (on se souvient à ce propos de son intention de tenir Derrida à l'oeil, on y reviendra). Il en fait mention dans sa communication de 1960 à Royaumont. A propos du sujet de l'énonciation, Lacan apostrophe subtilement le linguiste : "Mais si je dis "tue" pour ce qu'ils m'assomment, où me situé-je sinon dans le "tu" dont je les toise ?". La limite imposée au sujet parlant dans l'énoncé avait de quoi l'exaspérer, son expérience de clinicien lui ayant fourni au contraire la preuve de sa présence là où le linguiste s'obstine à ne rien vouloir en savoir. "Tu(e)", "toi",  "se", comment ne pas voir au contraire que chaque pronom réfléchit le sujet de l'énonciation qui intéresse le psychanalyste bien plus surement que le "je" qui le conditionne ? Evidemment, au-delà de cette anecdote on entend aussi la déception d'un homme obligé de constater qu'il n'obtiendra aucun soutien dans sa quête de validation scientifique de la part du linguiste. Ce rejet l'obligera à confirmer la nécessaire subversion de son art, subversion lisible dans les distorsions stylistiques qui marqueront durablement ses séminaires.

 

   On comprend ici que s'il est nourri de littérature, le style chez Lacan est peut-être avant tout la marque d'une remise en question de l'inanalysable, un inanalysable scandaleux qui constitue justement un lieu d'exercice clinique dans cet espace complémentaire et nécessaire qu'il nomme avec une dérision feinte : la linguisterie. Loin d'être une pitrerie, la linguisterie est au contraire ce que le linguiste ne peut plus assumer à un moment précis de son analyse de corpus. C'est l'objet détaché de la science telle que l'universitaire est contraint de l'enseigner. Que Georges Mounin ait vivement critiqué l'intrusion de Lacan dans un champ qui n'était pas prêt à l'accueillir, on le comprend forcément. La fantaisie de l'analyste avait de quoi agacer le puriste.

 

   Ce qui les sépare ne doit pourtant pas faire oublier que leur deux disciplines se sont un jour trouvées. La linguistique n'est ni prescriptive, ni normative, c'est ainsi qu'elle revendique sa spécificité. Elle permet d'observer, analyser, opérer des rapprochements, repérer des exceptions, constater la stabilité ou l'instabilité d'une grammaire. Elle ne prescrit aucune règle, ne se positionne en faveur d'aucune pratique langagière, et si elle envisage un traitement de la langue, il ne faut y voir aucune visée thérapeutique. Normaliser les échanges linguistiques ne fait pas partie de sa mission, pas plus qu'elle ne vise l'adaptation du locuteur à son environnement. Que Lacan ait été séduit ne doit donc pas nous étonner.

 

   Mais ce détachement par rapport à toute norme n'est envisageable pour Mounin qu'à s'en tenir fermement à une rigueur scientifique dans laquelle toute déviation constitue une dégradation. Pour continuer à observer la langue dans ce qu'elle a d'organisé, de mouvant et de mutant, il est nécessaire au linguiste de suivre un règlement intérieur qui n'admet aucune exception. Lecteur assidu d'André Martinet, Mounin défend l'idée que la linguistique est une science qui répond à des critères de pertinence dont celui de la communication. Pour le linguiste, on va chercher dans la langue les éléments nécessaires pour communiquer, en toute conscience.

 

   On mesure l'incompréhension réciproque entre Lacan et la communauté scientifique en cette fin de XXe siècle quand on lit l'insistance de Georges Mounin à différencier les notions de signifiant/signifié de celle d'indiquant/indiqué, et la notion de signe de la notion de symptôme. Pour dénoncer les égarements de Lacan, il a cette phrase : "... on ne peut pas dire que l'analysant réalise des rêves, des lapsus, des actes manqués pour communiquer son inconscient au psychanalyste. Il n'y a pas là communication, il n'y a pas de signe. Il y a des indices". Le constat, s'il est juste d'un point de vue théorique, révèle une limite que le linguiste n'est pas prêt à dépasser. Pourtant, si l'analysant ne rêve pas "pour communiquer" son inconscient, on ne peut pas ignorer qu'il existe un émetteur non identifié par lequel l'inconscient impose son témoignage, témoignage relayé par un sujet qui sait qu'il y a là quelque chose à savoir... On verra ailleurs l'analyse de Michel Arrivé sur la question du signe chez Lacan.

 

   Dans le cas qui nous intéresse ici, à vouloir considérer la langue pour elle-même (d'ailleurs est-ce réellement la définition qu'en a donné Saussure ? On verra que non avec Michel Arrivé), à s'imposer par une opération strictement métalinguistique une observation dégagée de toute considération psycho-analysante, la science du langage ment. En ne prenant pas en compte la polysémie réellement manipulée par le sujet pensant et donc parlant, en écartant de son champ d'étude la complexité réelle du lien entre signifiés qui constituent l'origine du sujet de l'inconscient, ce que Lacan nomme son signifiant, la linguistique réduit le langage à un système un peu trop huilé pour être honnête aux yeux du psychanalyste. Enfin, en refusant d'admettre l'existence d'un sujet de l'énonciation barré, c'est-à-dire soumis à la logique du signe divisé entre signifiant et signifié, au prétexte qu'il y aurait confusion entre signe et indice, la linguistique véhicule une croyance qui trahit la vérité observable dans la clinique. Pour Lacan, qu'il s'agisse de la linguistique consacrée à la langue seule ou à celle de l'énonciation, la science du langage entretient artificiellement l'idée d'un discours que rien ne viendrait jamais entamer, d'une langue qui vivrait indépendemment du sujet et que le linguiste pourrait analyser en toute quiétude. Ce faisant, elle fait le jeu de celui qui refuse d'entendre et dont l'analyste ne cessera d'éprouver la surdité, surdité dont il faudra quand même discuter l'évidence (voir Courrier d'électeur - un tour de passe-passe dans le style de Lacan).

 

   Georges Mounin critiquait l'usage métaphorique des notions linguistiques par Lacan. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler le contexte qui en déterminait la rigueur. Mais c'est la métaphore qui rend visible ce que la linguistique alors ne peut atteindre. Le malentendu entre ces deux hommes et ces deux disciplines n'a pas remis en cause leur nécessaire association. La guerre entre ces deux puristes aura donné lieu à des débats dont on peut faire l'économie de lecture, bien sûr, mais qui nous permettent aujourd'hui de revoir quelques fondamentaux nécessaires à la suite de notre cheminement.

 

 

 

 

 

 

 

Entretien entre André Martinet et Michel Arrivé, février 1993

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