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Genre !

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La verbalisation de la violence a conduit linguistes et psychanalystes à observer les modalités d’énonciation des locuteurs. On a constaté depuis quelques années une évolution de l’usage des mots utilisés lors des échanges verbaux, et un déplacement du curseur quand il s’agit d’évaluer le degré d’agressivité selon qu’on est ou non familiarisé avec ce qu’on a appelé un temps l’argot des banlieues. Cette agressivité - ou ce qui est perçu comme tel – se manifeste par l’usage d’un lexique précis dans lequel les attributs sexuels sont clairement nommés.

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Les glissements sont constitutifs de la langue, c’est en quelque sorte le signe de sa bonne santé. Et les tendances – comme on le dit de la mode vestimentaire – nous en apprennent sur la culture et l’évolution des représentations sociales et sexuelles.

Prenons le cas de "morue". Jusque dans les années 80, une morue était une prostituée. Mais dans les années 2010, c'était "une fille, qui pouvait éventuellement vous avoir fait une crasse mais pas forcément", c'est ce que nous explique la génération des 25/30 ans. Le déplacement du signifiant "morue" du paradigme "prostituée" vers le paradigme "fille" illustre comment agit le glissement.

 

C’est avec la même constance qu’on peut entendre devant les lycées parisiens des adolescentes se lancer des « vas-y sale pute » à la figure, sans qu’aucune ne se sente insultée. Claudine Moïse nous rappelait en 2011 que le mot "putain" utilisé dans sa fonction d’interjection est désémantisé. On peut quand même se demander pourquoi ce sont ces mots-là qui subissent cette désémantisation.

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Il se passe quelque chose en ce moment dans notre société : l’accès facilité aux sites pornographiques et l’industrialisation du sexe générant une surenchère permanente de l’offre et de la demande, on assiste maintenant à une banalisation de la perversion et à une normalisation de la violence sexuelle qu’il devient difficile de contrôler.

Les jeunes filles ne s'y trompent pas, elle qui disent être devenues des mots-clés sur les sites pornographiques en ligne. Ce que ça signifie, c’est que le choix d’objet sexuel pour les garçons avec lesquels elles sont susceptibles d'avoir une relation passe désormais par la classification en vigueur sur ce genre de sites : "femmes mûres", "adolescentes", "grosses poitrines" et toutes sortes de caractéristiques ciblées capables de concentrer un nombre suffisant de fantasmes.

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On se demande si cet effet de classification est le résultat d’un traitement néo-libéral de la demande, ou si ce traitement par classification est le résultat d’une demande déjà existante qu’il aura suffi d’alimenter sans entrave.

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Faisons un bref retour en arrière : Dans les années 90, Michel Arrivé s’interrogeait sur le passage du masculin au féminin pour l’utilisation du diminutif en "ette" : exemple : camion/camionnette. La marque du féminin indique souvent une réduction, et ce linguiste s’interrogeait à juste titre sur les conséquences de cet acte. Michel Arrivé a lu Lacan, la perspective était linguistique autant que psychanalytique.

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Bien que ces considérations ne concernent dans ce contexte que les incidences dans la langue d’un point de vue scientifique, nous pouvons ici comprendre les conséquences d’une bipartition sexuée dans la langue française qui dénie l’usage pourtant admis ailleurs d’un genre neutre.

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Marina Yaguello a consacré de nombreuses recherches à l’étude de l’insulte et du genre. Elle a constaté la péjoration récurrente du sexe de la femme longtemps qualifié de "sexe faible", et mis en évidence ce qu’elle nomme la langue du mépris s’agissant des dissymétries sémantiques qui marquent le rapport homme/femme dans la langue (et qu’on retrouve justement dans l’usage du diminutif). Il n’est plus question de l’usage du féminin ou du masculin, mais de celui des attributs sexuels des individus et de l’utilisation qui en est faite lors du recours à l’insulte.

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On a beaucoup glosé sur ce que le sexe de la femme a longtemps soutenu d’injure : "le "con", apparu comme nous le rappelle Claudine Moïse au 12e siècle du latin "connus" fait référence à la bêtise : "parler, raisonner comme un con", et à cette femme qui déraisonne sous l’effet de son utérus (qui renvoie à l’hystérie). Je signale en passant que huit siècles plus tard un de nos poètes contemporains, Léo Ferré, expliquait au cours d’une interview : « c’est jamais assez intelligent une femme.. l’intelligence des femmes, c’est dans les ovaires, ça a tout pris ». 

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Claudine Moïse nous rappelle que c’est la force taboue d’une langue qui fait le siège de l’insulte et de la violence verbale. Cet usage tabou nous dit-elle s’actualise dans trois domaines sémantiques, le sacré (la religion), les excréments (la scatologie) et la sexualité. Ils sont condamnés "parce qu’à travers leur usage se manifestent les interdits d’une société".

C’est donc la transgression qui installe la violence dans le discours.

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Or, depuis quelques années, et comme pour contredire le constat pourtant juste de Marina Yaguello, on assiste à un glissement sémantique qui tend à se généraliser. Alors que le sexe féminin, marque presque traditionnelle de l’insulte, semblait selon l’auteure placer les jeunes filles dans une posture d’effacement, on assiste actuellement à une appropriation du masculin, un masculin dans la langue qui désignerait les deux sexes, et serait utilisé de manière indifférenciée. En somme, en réaction aux insultes à propos de leur sexe, les filles s’approprieraient les attributs masculins pour mieux se défendre.

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L’attribution par les filles d'un appareillage lexical masculin dans la symbolique de la langue indique une modification du rapport par les locuteurs des deux sexes qui ne manieraient le féminin et le masculin qu’en fonction des situations et de leurs émotions : menace, colère, intimidation, le masculin qui comme le soulignaient Marina Yaguello et Claudine Moïse signait la virilité du propos est désormais utilisé par les garçons autant que par les filles. On assiste donc désormais à des conversations dans lesquelles les filles se dotent symboliquement d’attributs masculins pour signifier leur colère ou leur impatience, tandis que les garçons se placent dans une relation d’égalité quand il s’agit de s’invectiver. Pour le dire avec toute la trivialité nécessaire, pour les filles maintenant il n’est pas rare d’entendre que leur prof leur "casse les couilles", tandis que les garçons constatent avec une  véritable tristesse – je l’ai vraiment entendu – que "la féminité, le romantisme tout ça, les filles s’en battent les couilles".

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Tout aussi intéressant, on remarque que ce n’est plus le phallus qui se déplace mais les organes reproducteurs masculins. Les filles ne volent pas le pénis du garçon, qu’en feraient-elles ? Elles n’ont plus besoin de voler pour jouir… Il leur suffit d’ouvrir le catalogue de la Redoute qui propose des sex toys adaptés à toutes les morphologies…

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Ce qu’elles dérobent, c’est la bourse, c’est le lieu dans lequel elles peuvent puiser ce qui fait leur puissance à elles, en tant que génitrices. Quand elles s’attribuent les "couilles" des garçons, ce n’est pas seulement à leur virilité qu’elles s’en prennent, mais aussi à leur fertilité. C'est bien alors l’autosuffisance qui leur permet de s'affranchir de la loi des garçons et de s'émanciper au moins dans leur langue. Le désarroi des garçons doit donc aussi s’entendre à cet endroit.

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Ce qu’on observe donc en ce moment, c’est un mouvement double : linguistique, et psychologique.

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Pour le linguiste, il est intéressant et peut-être inédit de constater que le choix du genre se fait non plus en fonction du locuteur et de celui à qui il s’adresse, mais en fonction de la situation.

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Pour le psychanalyste, l’appropriation des attributs sexuels masculins et particulièrement des organes de reproductions nous montre comment s'organise la révolte des jeunes filles et quelles armes elles s'autorisent à utiliser pour répondre à la violence qu'elles subissent par ailleurs.

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