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Wo Es war soll "es" werden ?

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Ce commentaire fait référence à un compte-rendu visible sur le site Legifrance.gouv.fr                

Il s’agit d’une audience publique du mardi 22 mars 2016 rendue à la cour d’appel d’Orléans.

 

Cette procédure d’appel sur un jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de Tours en date du 20 août 2015 avait suscité des réactions. Pour comprendre la manière dont le sujet avait été traité par la presse généraliste, on pourra lire les articles parus dans Le Monde , Le Figaro , Le parisien ou 20 minutes.   

 

La cour a donc finalement infirmé le jugement du 20 août 2015 et débouté le requérant désigné Monsieur Y… X... dans le compte-rendu.

 

Pour mieux comprendre ce qui intéresse le psychanalyste dans la demande initiale, voici un rapide rappel du litige :

 

"Monsieur Y… X… a demandé au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Tours de saisir le président du tribunal afin qu’il remplace la mention "sexe masculin" par la mention "sexe neutre" ou à défaut "intersexe".

 

Pour résumer "journalistiquement" l’histoire de ce "Monsieur Y…X…" âgé de 63 ans au moment du jugement, on peut dire qu’à sa naissance il n’a pas été possible de l’assigner dans l’un ou l’autre genre, toute détermination sexuelle ayant été empêchée par une anomalie organique (un micro-pénis, un vagin rudimentaire, pas d’ovaire, pas de testicule, pas de production d’hormones sexuelles). Il est cependant mentionné un caryotype masculin XY.

 

Le choix d’une réassignation lui a été proposé alors qu’il était âgé de 22 ans, proposant de :

  • Conserver son statut actuel (apparence androgyne, assignation état civil au masculin)

  • S’orienter vers le sexe féminin

  • Procéder à une masculinisation partielle par la voix et le système pileux grâce à un traitement à base de testostérone (pour conforter son assignation au masculin).

 

Monsieur Y…X… n’a jamais souhaité choisir entre les deux sexes, son souhait étant d’être reconnu tel qu’il apparaît biologiquement, c’est-à-dire n’appartenant exclusivement ni au sexe masculin ni au sexe féminin.

 

Un traitement hormonal a finalement été tenté lorsqu’il avait 35 ans, son apparence androgyne tendant plutôt vers le féminin. Ce traitement était censé prévenir une ostéoporose. Le changement de son corps, masculinisé par la prise d’hormones, a été très mal vécu, il parle d’un véritable "viol intérieur".

 

La question était donc, au cours de ce jugement, de défendre l’idée d’une désignation sexuelle dans l’état civil qui ne soit ni masculine, ni féminine, et donc conforme au particularisme du requérant.

 

La mention "sexe indéterminé" ne le satisfait pas. L’absence de mention ne le satisfait pas non plus.

 

La mention "intersexe" lui convient davantage.

 

Sa préférence va cependant au terme "sexe neutre" qui a l’avantage d’une désignation en positif et non plus en négatif.

 

Il précise qu’il ne demande pas une réforme du système d’état civil, mais une correspondance entre son état civil et la réalité de son indétermination biologique.

 

On apprendra plus tard que Monsieur Y… X… a été marié en 1993, et qu’il est devenu le père d'un enfant adopté avec son épouse.

 

A l’issue du jugement du 20 août 2015, la possibilité de se définir en France comme étant de sexe neutre avait été annoncé dans la presse comme un événement.

 

Pour ce qui concerne le psychanalyste sensible aux questions linguistiques, l’événement tient au fait que cette décision avait été rendue dans une langue qui justement ne connaît pas le neutre. La langue française répartit sa grammaire entre masculin et féminin. Le féminin se construit à partir du renoncement à toute représentation de référence puisqu’en français, c’est le masculin qui l’emporte. Il n’était jusqu'à présent question finalement que de répartition des droits, du rapport à la Loi, et les revendications donnaient lieu à des
débats au sein de l'Académie -  sur la féminisation des professions par exemple.

 

Avec la possible désignation d’un sexe neutre chargé de désigner l’identité d’un sujet qui ne se reconnaît dans aucun des genres mis à sa disposition, genre et caractères sexuels étant étroitement associés dans la demande du requérant, quelque chose d’inédit venait de se réaliser dans l’histoire du pays.

 

 

 

On retient donc qu'un citoyen s’est vu accorder, avant décision rendue en appel,  le droit de se désigner par un genre que sa grammaire ne porte pas.

 

L'identité de ce citoyen s'étayant sur une ambigüité biologique, son ressenti avait fini par avoir raison des juges. La justice devait entendre un "il" qui ne se reconnaissait ni dans « il », ni dans « elle », et donc uniquement dans le "je" de l’énonciation et le "tu" de la reconnaissance universelle. Ce sujet défini par un "ni… ni…" dont certains lacaniens peuvent ici mesurer le vide auquel il se réfère dans leur propre statut, ce sujet devait exister au-delà de ce que cette limite impose en creux.

 

Ce que l’on constate tout de suite, c’est qu’il n’a pas été demandé à la justice de "trancher". L’opération dite de castration qui renvoie l’enfant à sa condition d’être sexué, la justice ne l’a pas réalisée puisqu’elle n’avait pas été mobilisée pour ça. Elle a simplement répondu à la demande d’une création d’un genre/sexe nouveau. Elle a créé ce que la langue elle-même n’avait pas pris en compte, c’est-à-dire la possibilité d’une non-attribution sexuelle et une identité définie par sa neutralité.

 

Pour mieux comprendre ce que signifie cette identification à un genre neutre pour un sujet francophone, il peut être utile de passer par un aphorisme freudien qui met en évidence l’écart entre notre bipartition grammaticale et la possibilité d’un genre tiers pour la langue allemande par exemple.

 

Wo ES war soll ICH werden : Freud définissait ainsi le travail qui s’effectue au cours d’une cure psychanalytique. Ce qui signifie : Où "Ca" (Es) était, c’est "je" (Ich) qui doit pouvoir advenir, et donc se faire entendre. Autrement dit, pour celui ou celle qui vient parler à un psychanalyste, le travail devrait consister à partir d’un lieu fait de pulsions, de confusion, d’ambivalence, pour aller, au fil de sa (re)construction, vers un lieu de parole analysante propre à chacun. Ce lieu dans lequel se construit ce Je, ce Ich, il existe par le "il" ou "elle" qu'il tient à distance par l'analyse justement. Celui qui parle, ce sujet, ce Je, analyse l'autre, le "il" ou le "elle", dans ce qu'il a d'ambivalent, d'ambigu, de confus.

 

Il n’existe pas de traduction satisfaisante de l’aphorisme de Freud parce que le neutre du "Es" n’a pas d'équivalent en français. Wo Es war : on joue pourtant là avec cette notion de genre. "Es", en psychanalyse et pour Freud "das Es", c’est ce qui a été traduit par "le Ca", le lieu des pulsions dans la seconde topique.

Or en grammaire allemande, le "es", c’est le non sexué, l’indéfini, l’indéterminé. Le lieu des pulsions se définit d’être non défini donc. Et en effet, le lieu des pulsions ne connaît pas le déterminisme sexuel. 

 

Wo Es war soll Ich werden : Le "Ich", c’est le "je", c’est le sujet contenant tout ce qui ne demande qu’à s’éparpiller. C’est le lieu du rassemblement et de l'énonciation singulière. Il existe un "je" pour chacun, quel que soit son sexe, quel que soit son genre, quels que soient ses choix d’objets - de désir. Or ce lieu propre à chacun pour un sujet francophone, ce "je" s’étaye d’avoir à être représenté dans un genre plutôt que dans un autre, quitte à en dénoncer l'abus d'usage. Il est ainsi possible de bien distinguer le sexe biologique, l’indétermination sexuelle du lieu des pulsions, le pronom chargé de représenter chacun, et le choix grammatical ambigu porté par nos actes conscients ou inconscients.

 

Le sujet du genre neutre pourrait utiliser un « je » qui le désignerait.

Mais qui s’étayerait sur une absence, un manque. C'est ce défaut grammatical primordial qu'une décision de justice aurait légitimé. Pour le sujet, quel effet ?

 

Est-ce que le "Es" freudien peut être analysé par un "Ich" indéterminé ? Existe-t-il un "es" qui dit "moi, l’indifférencié, l’indéfini, je parle" ? C’est cette question que soulève brutalement la première décision rendue par le tribunal de Tours en autorisant un citoyen à écrire "neutre" en face de "sexe" pour désigner son état civil. On ne sait pas si le français est sa langue maternelle, on ne sait pas si la langue française a constitué son bain linguistique premier. Mais la question demeure : D’où aurait-il pris la parole, cet indéfini du discours ? Qui aurait parlé en place du  "je" ?

 

Wo "Es" war soll "es" werden, c’est finalement le message délivré par la justice quand elle a rendu sa première décision. Là où le biologique interdisait toute classification grammaticale stable, la justice a d'abord voulu créer. Mais en avait-t-elle le pouvoir ? En légitimant l’individu dans une identité de l'absence, du manque affiché comme neutralité et sans pronom tiers pour le représenter, aurait-elle apporté une réponse satisfaisante au sujet réellement désemparé ? Parce que le symbolique échouait à porter l’imaginaire, le réel s’est alors emparé de la justice qui a d'abord validé la détresse du requérant en imposant une grammaire impuissante qui ne répondait finalement pas à la demande du sujet en quête d’identité.

 

La justice a donc finalement décidé de ne pas autoriser un sujet à vivre hors de toute grammaire académique. 

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