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Courrier d'électeur :

Un tour de passe-passe dans le style de Lacan

   On a vu dans la rubrique Mounin/Lacan l'obstination du dernier à faire entendre au linguiste la vérité communiquée de fait par l'inconscient au sujet supposé savoir. L'analyste se heurte à une résistance manifeste, et on va constater un changement progressif de son discours qui intègre et utilise de plus en plus les stratégies de l'inconscient. C'est à la sourde oreille qu'il s'adresse, le linguiste n'étant évidemment pas le seul à être frappé de surdité.

 

   Mais peut-on vraiment parler de surdité ? Peut-on reprocher à l'auditeur de ne pas entendre l'intention assassine de l'orateur quand il ramasse dans un même mouvement, comme on l'a vu, le pronom de la seconde personne (tu) et l'injonction impérieuse (tue) ? (pour rappel : "mais si je dis "tue" pour ce qu'ils m'assomment, où me situé-je sinon dans le "tu" dont je les toise" ?)

En fait, qu'attend Lacan de ses auditeurs exactement ?

 

   Manifestement, lecture et écoute se confondent pour celui qui demande avant tout de transcrire mentalement ce qui se dit en séance. C'est donc aux lecteurs qu'il adresse ses critiques. C'est l'élection des lecteurs qu'il commande ici comme ailleurs. C'est l'électeur qu'il convoque enfin à l'heure de faire entendre une vérité invisible au locuteur. Pourtant, pour Lacan ce n'est pas tant cette vérité qu'il faut aller chercher dans le récit du parleur que la possible présence d'un "e" muet suicidaire ou vengeur. On pense ici à ce que Lacan mentionne à propos de la lecture que Freud fait des écrits de Schreber dans le séminaire sur les psychoses daté de 1955 : "... il y a de la part de Freud un véritable coup de génie qui ne peut rien devoir à ce qu'on peut appeler "pénétration intuitive", c'est le coup de génie littéralement du linguiste qui dans le texte voit apparaître plusieurs fois le même signe, et présuppose, part de l'idée que ceci doit vouloir dire quelque chose, par exemple la voyelle la plus fréquente "e" dans la langue dont il s'agit, vu ce que nous savons vaguement, et qui à partir de ce trait de génie arrive à remettre debout à peu près l'usage de tous les signes en question dans cette langue". La linguistique semble alors un des outils à privilégier par l'analyste dans le champ de la psychose. Mais l'analyste apparaît quelques années plus tard bien meilleur ouvrier que le linguiste.

 

   On se proposait en introduction d'envoyer balader nos r'butés en leur faisant faire un tour dans le discours, on va donc leur offrir un segment circulaire : lélekteuréluparlélekteur (on abandonne volontairement l'API pour une transcription la moins signifiante possible). Cet extrait recèle six transcriptions, chacune déterminant une position différente du sujet.

 

   Celle de Lacan pourrait être lue/entendue de cette manière : l'électeur est lu par les lecteurs, car c'est depuis sa place d'électeur scrupuleux qu'il attire les lecteurs dans ses filets. Mais la feinte est doublement lisible. Il se dit l'élu des lecteurs (l'électeur élu par les lecteurs), faisant passer les lecteurs à la position d'électeur par un renversement de statut - le pluriel se fait singulier : l'électeur élu par l'électeur, qui lui permet d'envisager que là, en effet, il y aurait bien "du" psychanalyste dans le tout du lecteur. Mais l'ultime vérité qui s'affiche est encore autre puisque les contorsions de sa pensée lui garantissent un lectorat trié sur l'"e" volé dans le "tu(e)" dont il toisait tout à l'heure le linguiste : les lecteurs élus par l'électeur, ce "e" repéré dans son discours assurant le tri à l'intérieur de l'assemblée de ses auditeurs. Peut-être cette équivoque qui n'a valeur que de divertissement nous permet-elle d'approcher l'homme auquel s'adresse le style de Lacan par un exercice de saisissement narcissique auquel se juxtapose un doute identificatoire que garantit la double adresse (les lecteurs/ l'électeur). L'hermétisme de Lacan ne tient pas à une lecture  "entre les lignes", quoi qu'en disent ses détracteurs. Bien que souvent allusive parce que renvoyant toujours à des lectures antérieures et déjà argumentées, l'énonciation de Lacan trouble par l'instabilité qui en caractérise la réception. Soumis dès le début de son enseignement à la pression orthodoxe qu'évoque Léo Strauss à propos de la fonction persécutive de la lettre, Lacan se trouve dans la nécessité d'avancer malgré les critiques des scientifiques auxquels il se frotte (le linguiste n'en est qu'une des figures) et les menaces de ses pairs (on sait la fonction persécutrice de l'IPA dans le cheminement de cet enseignement). Ainsi aculé, l'analyste est très tôt  contraint de zigue-zaguer pour éviter les tirs, et de compter les siens en opacifiant un enseignement dont on peut s'étonner, voire s'agacer  du peu de pédagogie qui l'anime. Dans son ouvrage La persécution et l'Art d'écrire, à propos des écritures soumises à la nécessité d'une alliance entre révélation et prudence, Strauss signale ceci : "Cette littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais seulement au lecteur intelligent et digne de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée sans avoir son grand désavantage – n’atteindre que les relations de l’écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage – la peine capitale pour son auteur".

 

   L'initiation au style de Lacan et l'efficience de son enseignement passent donc par une lecture de la modalité d'énonciation paranoïaque (Jean Allouch cite l'exemple du "ce n'est pas moi qui..." caractéristique des énoncés de Lacan), énonciation qui peut entrer en résonnance avec le lecteur et dont on comprend mieux les effets de résistance. Lire Lacan oblige à pénétrer à l'intérieur d'une langue dont certains ont dit ne pas savoir la parler couramment, son principe d'élection créant mécaniquement  des effets d'exclusion annonçant l'entrée dans un système qui a pu être jugé délirant, et pour cette raison, justement inquiétant. Inquiétant en ce qu'il n'est pas possible d'ignorer le pouvoir de fascination exercé sur ses auditeurs de plus en plus nombreux à se presser pour l'écouter.

 

   Mais le système a fait ses preuves et la manipulation tend à se reproduire. Qu'on ne s'y trompe donc pas : La fonction de cette manipulation reste de formation. Cette écoute qu'on a d'abord cru collective se révèle individuelle puisque c'est un par un qu'il nous invite à la réflexion ; celle d'un pronom qui, bien qu'agissant anaphoriquement, annonce la présence non pas d'un double mais d'un tiers dans l'énoncé. Car s'il est vrai que l'électeur se voit dans les lecteurs et que les lecteurs se voient dans l'électeur, s'il faut comprendre que parce qu'il convoque le pronom réfléchi il saisit, le pronom instaure en fait un troisième sujet dans l'énonciation que le psychanalyste se doit de repérer et d'incarner quand le linguiste persiste à l'ignorer.

 

   La lecture de Lacan appelle l'annonce d'une position dans le jeu de miroir que constituent ses séminaires. Et l'on comprend à l'effort que nécessite l'abord de son enseignement qu'il nous fait osciller entre plusieurs postures qui participent d'une imposture qu'on a tous finalement intérêt à utiliser et plaisir à partager, la dimension ludique, composante essentielle de son discours, imposant comme garde-fou le "jeu" premier des sujets de son énonciation.

 

   Le style de Lacan a pour ces raisons donné lieu à une série de mystifications qu'il a regrettées à la fin de sa vie. La saisie narcissique donnait prise aux excès et la question de savoir si l'oreille d'un analyste ne serait pas toute tendue vers ses propres fantasmes s'est faite de plus en plus insistante, y compris dans la communauté des psychanalystes, parmi les praticiens-pratiquants se revendiquant plus orthodoxes  et qui aujourd'hui encore montrent une méfiance significative vis-à-vis de la séduction exercée par cet enseignement. 

 

   Il faudrait ne pas cesser de relire ce que propose Lacan jusqu'à comprendre que c'est toujours l'invitation à l'évitement dont il était question en introduction qui nous rappelle à l'ordre : ordre d'un conseil avisé qu'il n'a finalement jamais cessé de dispenser. Quelque chose échappe, toujours, c'est dans l'intérêt de celle ou celui qui vient déposer une parole sur laquelle il ne peut y avoir de prise, d'emprise ni de méprise, et à laquelle il s'agit de ne pas intimer l'ordre muet de la boucler, cette parole qui n'en finit pas de tourner... 

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