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Ce que Médée veut dire...

Dans son ouvrage intitulé "L’homme qui voulait cuire sa mère", la psychiatre Magali Bodon-Bruzel nous invite à arpenter avec elle les couloirs du centre pénitentiaire de Fresnes. Ecrite en collaboration avec l’écrivain Régis Descott, cette succession de récits nous conduit dans les méandres de ce que la folie meurtrière peut produire de plus spectaculaire. On est rapidement gênés par l’effet de catalogue de cette progression qui mêle vérité et falsification en modifiant des détails qui auraient pourtant eu toute leur importance. Mais c’est dans un de ces récits qu’a été trouvée la phrase qui va servir ici de point de départ.

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L’histoire, c’est celle de Micheline. On sait par ce que l’auteure a annoncé en préambule que ce n’est pas son vrai prénom. On sait aussi que beaucoup de détails ont été changés dans l’intérêt des malades et de leurs familles. On a donc affaire à un récit recomposé. 

 

Micheline est une mère infanticide dont la biographie révèle des scènes de maltraitance pendant l’enfance. Elle a subi des abus sexuels par le père, et des violences psychologiques dans la relation à sa mère ont été évoquées. Le meurtre de ses trois enfants est décrit avec des détails qui dérangent mais ce que l’on retiendra concerne les médecins qui l’ont vue à plusieurs reprises et qui n’ont pas entendu ses appels au secours. Elle dit à propos de l’un d’eux : "Je suis allée le voir et je lui ai dit que j’étais à deux doigts de tuer mes enfants. Et je l’ai dit au pédopsychiatre de mon fils, je l’ai dit au généraliste qui exerçait avec le thérapeute et il m’a donné du Deroxat. Je l’ai dit aussi à un autre psychiatre, j’ai oublié qui, il m’a dit que j’avais besoin de rien. J’ai appelé au secours, personne n’a voulu m’aider".

 

Est-ce que ce sont réellement les paroles prononcées par cette femme ou la restitution par l’auteure aura-t-elle appelé à la rescousse la tragédie euripienne ?

 

On peut croire quand même à ces appels au secours. On peut croire que des professionnels de santé ont été sourds à cette menacé parce qu’ils ne pouvaient pas envisager une mère meurtrière. Les preuves qui permettraient de porter un jugement sur ces professionnels sont bien faibles, il n’est donc évidemment pas question de ça. il s'agit d'un témoignage, avec ce que cela suppose de distorsion. Il est plutôt question d’entendre ce qui résiste à la science et à ses représentants prescripteurs : 

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"Personne n’a voulu Médée"

 

Qu’est-ce qui conduit une mère à tuer ses jeunes enfants quand elle se sent trahie ? De quelle nature est cette trahison ? De quelle nature est l’infanticide ? Quels rôles jouaient les enfants ?

Le personnage de Médée pourra peut-être nous aider à comprendre quelque chose. On pense à la célèbre argumentation de Lacan en faveur de la seule "vraie" femme que doit personnifier Médée, avec ce que ce constat peut avoir de troublant. Dans l’article une jeunesse de Gide, voici ce qu’il y dit de Madeleine Gide, cousine et épouse du célèbre écrivain : Jusqu’où elle vint à devenir ce que Gide la fit être, reste impénétrable, mais le seul acte où elle nous montre clairement s’en séparer est celui d’une femme, d’une vraie femme, dans son entièreté de femme. Cet acte est celui de brûler les lettres, qui sont "ce qu’elle a de plus précieux". Qu’elle n’en donne d’autre raison que d’avoir "dû faire quelque chose" y ajoute le signe du déchaînement que provoque la seule intolérable trahison. » On peut ajouter le signe d'un détachement radical qui s'opère à un moment de rupture irréversible. Ce qui fait écrire à Lacan un peu plus loin : "Pauvre Jason parti pour la conquête de la toison dorée du bonheur, il ne reconnaît pas Médée !"

 

 

On va donc relire le texte d’Euripide, aussi méticuleusement que possible pour s'apercevoir que le statut que Lacan accorde à Médée la condamne une seconde fois....

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La Médée Kali
de Laurent Gaudé

 

 

Médée, l’infanticide

 

Ecrite en 431 avant J.C, cette tragédie d’Euripide est la première version dans laquelle Médée est présentée comme une mère infanticide.

 

La situation, au moment de la pièce, est la suivante : Jason est venu conquérir la toison d’or avec la complicité de Médée la magicienne. Mais Jason a répudié Médée et épousé la fille du roi de Corinthe, Créon. On sait que Médée a déjà tué. Son père. Son frère. A l’ouverture du rideau on trouve une Médée dépressive et suicidaire. Elle est abattue et en colère.

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On nous explique que Médée a été trahie et expatriée, et c’est là qu’est son double malheur.

Le premier monologue de la nourrice explique que Médée a pris ses enfants en horreur. Elle sent la menace d’un drame à venir.

Puis Jason, l’époux et le père, est présenté comme étant prêt à voir partir ses enfants pour l’exil. Ils auraient ainsi perdu la tendresse de leur père.

La menace tient à cela : le lien entre le père et les enfants est distendu, les enfants pouvant être éloignés sans que le père ne manifeste aucune douleur.

 

La plainte de Médée qui préfigure la suite, tient au fait que répudiée et bannie, elle reste enchaînée à ses enfants. Ce que hait le personnage de Médée, c’est son destin qui n’a été dicté que par un autre, Jason. Ce qu’elle veut détruire, c’est cette mère que Jason a isolée dans une fonction qui n’autorise pas la femme à advenir. Pour que meure la douleur de la femme qui ne peut advenir, il faudrait la tuer. Mais tuer la femme c’est laisser deux orphelins abandonnés par un père absent. Elle est prise au piège et enrage à propos d’eux: "Puissiez-vous être effacés de ce monde avec votre père et toute la maison crouler". Ce qu’elle reproche finalement à Jason qui connaît sa violence, c’est qu’il n’a pas su la protéger contre elle-même.

 

La critique concernant la condition des femmes est virulente puisqu’il s’agirait du "rameau le plus misérable". Les femmes achètent un époux par leur dot, époux qui devient leur maître. Autrement dit, elles s’achètent un maître pour leur corps. Voici ce que dénonce Médée, c’est ce marché de dupes. Elles s’offrent un maître pour leur corps parce qu’en les fécondant, en y semant la vie, ils les avilissent. Or une femme ne peut pas répudier son époux, la relation n’autorise aucune permutation.

 

Médée dénonce aussi l’absence d’attachement physique de l’homme vis-à-vis des enfants qui rend  la fuite possible. Médée explique qu’une femme ne peut pas fuir ses enfants, elle est condamnée à vivre et son seul partenaire de vie est le père des enfants qu’elle a mis au monde pour lui, dans ce marché de dupes que justement elle dénonce. La femme a payé par sa dot une fécondation à venir. En enfantant, elle rend à l’homme un produit fini qu’elle a façonné pendant des mois. Si l’homme part, que devient l’oeuvre commune ? Quel sens lui donner ?

 

Plus loin intervient le bannissement de Créon qui s’ajoute à la répudiation par Jason. Médée n’a donc plus d’endroit où aller. Pour aider Jason dans sa conquête elle a trahi son père, son pays, son frère. Elle a été répudiée par son époux, la voici bannie par le roi du pays où elle a été installée avec ses enfants. Cet épisode signe l’entrée dans la folie meurtrière. Médée est acculée. Et contrainte de quitter le pays avec ses enfants.

 

Les enfants deviennent une charge de plus en plus lourde. Offerts à l’homme qui n’en veut plus, ils ne représentent plus rien dans le contrat qui unissaient Médée et Jason, ils n’ont plus de valeur d’offrande, plus de valeur d’échange. Vivants, ils ne sont plus signifiants dans la relation que Médée croyait avoir établi avec Jason.

 

"Je n’ai pas d’issue à ma portée pour échapper au désastre".

 

Médée a le pouvoir de tuer, c’est une magicienne. En sa qualité de magicienne elle peut donner la vie mais aussi l’enlever. C’est pour cette même raison qu’elle condamne le savoir dont elle dispose car ce savoir fait d’elle une paria, proie de la jalousie des autres. Elle possède le savoir. Et le questionne. On comprend que la dimension de Médée est en fait politique.

 

Elle fait alors la part des choses. Elle ne hait ni Créon, ni sa fille à qui Jason se destine désormais. Elle a une conscience raisonnée et s’avoue vaincue en acceptant son sort. Créon prend ce renoncement pour une nouvelle perfidie, mais Médée arrive à négocier une journée. C’est la journée au cours de laquelle tout va basculer.

 

"Laisse-moi ce délai pour trouver des ressources pour mes enfants puisque leur père ne croit pas devoir s’en préoccuper". On découvre alors une Médée abandonnée de tous.

 

Au Coryphée, Médée avoue cependant qu’elle a manipulé Créon. Son projet est en fait de tuer le roi, l’époux et la nouvelle épouse. C’est la vengeance qui l’anime alors. Sa crainte est d’être arrêtée avant et de devenir l’objet de moquerie. La fierté de Médée à ce moment de l’histoire a de quoi surprendre. Mais c’est ce qui la conduit à préférer le poison qui peut tuer en laissant l’assassin à distance.

 

C’est donc en utilisant son savoir qu’elle décide de se venger.

 

Avant, elle doit assurer son départ et trouver un lieu d’exil. Médée agit en stratège. L’épouse éplorée, la mère abandonnée se révèle désormais redoutable. Elle déclare alors : "Si par nature femmes sont en tout point inaptes à bien faire, nous sommes, pour ourdir n’importe quel méfait, en tout point compétentes". Le choeur annonce alors : "Voici qu’on saura faire honneur au sexe féminin, renoncer au décri qui ternit le renom des femmes !"

 

Jason explique à Médée que c’est parce qu’elle n’accepte pas sa condition qu’elle est bannie. Elle aurait dû plier. Jason vient de ce fait proposer une aide matérielle. Une pension, en quelque sorte. Médée lui rappelle alors tout ce qu’elle a fait pour lui : Elle a tué le dragon qui protégeait la toison d’or, elle a fait tuer Pélion par ses filles. Elle fait remarquer qu’elle est répudiée alors qu’elle n’a pas failli. Elle a en effet donné deux fils.

 

Dans un sursaut d’orgueil, Jason relativise le rôle de Médée dans sa réussite. Jason n’est pas responsable. Seul l’Amour est en cause. Jason rappelle qu’il a sorti Médée de la barbarie. Il lui a permis d’atteindre la célébrité. Enfin son mariage n’est qu’une "stratégie" puisqu’il doit l’aider elle et les enfants. Il avait en effet été banni. On saisit alors la dimension stratégique là aussi des actes de Jason, et on comprend la succession des événements :

Jason est banni de Colchide => exil => Jason épouse la fille du roi de Corinthe (Médée) => exil => Médée est bannie de Corinthe. 

Le bannissement passe de la main de Jason à la main de Médée. C’est pour sa criminelle détermination que Médée a été élue. Jason soupire : "Ah, les hommes devraient pouvoir se reproduire sans qu’existât la femme." Où l’on comprend que la femme complique l’agencement du monde.

 

Médée aurait voulu être mise dans la confidence, elle aurait voulu être sa complice si l’action de Jason avait été menée dans l’intérêt des enfants. Jason insiste sur l’intérêt de son mariage avec la fille de Créon. Il s’agit bien d’avoir une lecture politique de l’affaire. Jason, pour apaiser les choses, propose de l’argent et son influence pour faciliter l’exil de Médée.

 

C’est là que s’opère la bascule. On découvre une Médée ravagée par la jalousie.

 

Elle reçoit alors la visite d’Egée qui l’informe de son vœu d’être père. Elle propose alors un marché : Elle met fin à la stérilité d’Egée par son pouvoir de magicienne – c’est bien ce que fait toute femme par l’acte "magique de nidification", en délivrant un enfant mâle vivant elle libère l’homme de la stérilité et le rend immortel– et en échange Egée l’accueille dans son pays, sa demeure, son foyer.

 

Il accepte. A condition qu’elle s’exile seule. Et il ne l’aidera pas à partir. Il ne se rendra donc pas complice d’un abandon pourtant exigé.

 

C’est à partir de ce moment qu’elle obtient le motif qui lui permet de réaliser son projet infanticide. Elle ne veut pas abandonner ses enfants en terre ennemie. Leur vie est devenue inutile car ils n’ont plus de patrie, plus de maison, plus de protection. Et puis, le meurtre de ces enfants "c’est ce qui pourra mieux que tout ulcérer [son] mari".

 

Une nouvelle bascule s’opère. Le politique l’emporte sur le sentiment maternel.

 

Euripide aurait pu faire mourir les enfants par volonté divine. Il les fait mourir par volonté maternelle, c’est l’épouse répudiée et bannie qui punit. Humaine et mortelle, elle a le savoir qui lui donne le pouvoir de tuer, même sa progéniture.

 

Pourtant Médée accueille à nouveau Jason et se repent. Elle se soumet. Elle doute encore des meurtres à venir : "Serez-vous encore longtemps en vie mes petits pour tendre ainsi vos bras chéris ?"

 

Se pose la question de l’exil des enfants. Elle accepte son bannissement mais veut négocier celui des enfants. Pourquoi en effet ne pas s’en tenir à ça ? La séparation d’avec leur mère ne semble pas inquiéter leur père.

Il est donc question d’offrir à la nouvelle épouse de Jason une parure empoisonnée, qui sera apportée par les enfants.

Les enfants deviennent ainsi véhicules de mort, criminels par héritage.

A leur retour Médée envisage l’impossibilité d’une séparation. La maternité l’engage. Au point qu’un abandon n’est pas possible. Le piège à nouveau se referme. Elle dénonce alors la mécanique du pire : "J’emmènerai ces enfants hors d’ici, ils sont à moi". Elle lutte contre son destin. Mais c’est "l’amour propre forcené" qui prend le dessus.

 

Les enfants sont alors perçus dans leur dimension sacrificielle. Ils seront égorgés et non pas empoisonnés. De toute façon condamnés à des représailles, elle veut les sauver en leur offrant une mort plus heureuse.

 

Du Coryphée, on apprend que la condamnation au malheur est indissociable de l’arrivée des enfants. Les enfants condamnent les parents à la souffrance. C’est parce qu’ils amorcent un cycle d’échange qu’ils ouvrent la voie du malheur.

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Commentaires : Alain Depaulis écrit à propos du complexe médéique qu’il met en lumière les difficultés du passage au maternel. Il exposerait au manque d’assise identificatoire du sujet fille par rapport au legs maternel qui aurait fragilisé le narcissisme du sujet à la recherche d’une "complémentarité symétrique" (Daniel Lagache) dans l’époux. Il est toujours question d’un triple meurtre : imaginaire, symbolique, réel.

 

C’est parce que le réel s’impose que le lecteur bute.

 

Il est également question du syndrome de Médée : Modalité de harcèlement mis en œuvre par un parent voulant priver son conjoint de la jouissance de l’enfant.

 

Ce que l’on comprend :

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Jason a été banni par le père de Médée.

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Médée a été bannie par le père de Créuse (la nouvelle épouse de Jason).

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On le voit : les pères bannissent et les filles tuent (père de Médée et de Créuse vs Médée et fille de Pélion).

Les pères ont le pouvoir. Médée a le savoir (magicienne, elle donne la vie et la mort). Mais elle a aussi un pouvoir puisqu’elle peut donner vie et mort aux enfants. Jason n’est pas attaché à ses enfants, il accepterait de les voir partir. Or c’est bien parce que les enfants vivants n’ont plus de valeur que Médée les tue. Ce qui aurait dû garantir la présence de l’homme aimé n’a pas agi. Le seul pouvoir agissant, est celui qui ligote la mère.

 

C’est en tant que mère biologique que Médée est unique aux yeux de l’homme qu’elle aime. Elle ne peut être substituée par aucune autre. Elle est irremplaçable. Seule la mère peut prétendre à ce pouvoir, et c’est cette position d’exception qui la lie à Jason. Mais c’est aussi cette position d’exception qui la condamne.

 

En tuant les enfants elle met donc fin à cette position, elle opère une coupure dans ce qui la constitue comme unique et ce que ce privilège a d’intenable après le départ du père. Les enfants étaient devenus le réceptacle biologique de cette union insupportable puisque vécue comme projet inabouti dans lequel elle sera toujours prise, quoi qu’elle fasse.

 

C’est ce qui fait écrire à Lacan en épigraphe de son article Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir : «Les ignorants, ceux qui parlent sans savoir, me prendront pour une idiote qui ne sait rien. Et si je me montre plus intelligente que les hommes les plus sages de la cité, les gens me détesteront.».

 

Dans son article Lacan écrit : "dès lors, le gémissement d’André Gide, celui d’une femelle de primate frappée au ventre et où il brame l’arrachement de ce redoublement de lui-même, qu’étaient ces lettres, et ce pourquoi il les appelle son enfant ne peut apparaître que remplir exactement la béance que l’acte de la femme a voulu ouvrir dans son être, en la creusant longuement l’une après l’autre des lettres jetées au feu de son âme flambante".

 

En effet, que fait Madeleine quand elle met au feu l’intégralité de leur correspondance, cette preuve de leur fécondité réciproque mise au service d’un projet commun dont ni l’un ni l’autre n’aurait pu se défaire autrement que par la mise à mort… Elle reprend son indépendance de femme, ce que Lacan croit pouvoir définir d’un superlatif – la « vraie » femme ayant tout à voir avec la seule femme possible, la plus femme que les autres femmes – et dont il fait finalement le contraire de ce qu’elle a voulu montrer, un idéal de femme dont elle a voulu se défaire en n’apparaissant pas comme mère infanticide à lui opposer pour mieux la sublimer.

 

Comme Médée, Madeleine aura échoué, par la volonté de ceux qui ne reconnaissent que l’une dans son rapport à l’autre pour mieux démontrer le non-rapport qui oppose chacune au sexe qui les a construits.

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